Le surplus de chaleur que retient la Terre détériore en profondeur les océans et notre alimentation en pâtira. Les changements climatiques pénètrent à de nombreux mètres sous la surface de la mer, ce qui met en danger d’innombrables espèces dont se nourrissent les variétés commerciales consommées par les humains.
Dans les zones lointaines et profondes des océans vivent les vertébrés les plus nombreux de la planète. En effet, on trouve entre 200 et 1 000 mètres sous la surface de l’océan, les poissons mésopélagiques qui constituent une très importante biomasse, élément essentiel de l’alimentation marine.
Le réchauffement généralisé de la planète se fait ressentir jusque dans les eaux profondes de l’océan. Selon deux études récemment publiées dans Nature, la hausse des températures va porter atteinte à cette faune (composée aussi de crustacés, céphalopodes et de méduses) sur laquelle repose une bonne partie de la chaîne alimentaire et la délogera de ces couches océaniques. De nombreuses espèces marines que les humains recherchent et pêchent pour se nourrir vivent de ces organismes mésopélagiques.
L’océanographe Alejandro Ariza, auteur de la recherche sur le "Déclin mondial de la faune pélagique dans des océans toujours plus chauds" explique que "Près de 70% de tous les océans vont perdre une partie de cette biomasse animale".
Ariza, qui est scientifique à l’Institut français de recherche pour l’exploitation marine, a calculé avec ses collègues que la baisse pourrait se situer entre 3 et 20 % d’ici la fin du siècle. "Et encore, ce sont des estimations prudentes", explique le biologiste.
Si ces espèces (poissons lanternes, méduses, crustacés et céphalopodes) se portent de moins en moins bien à mesure que la mer absorbe la chaleur piégée par l’effet de serre, les maquereaux, thons ou espadons des étals des poissonniers seront tôt ou tard affectés.
"Ces animaux sont des organismes de niveau trophique intermédiaire", précise Ariza. "Ils mangent du plancton mais ils sont eux-mêmes mangés par de nombreuses espèces que nous consommons. Ils sont un peu l’échelon intermédiaire et sont une composante de l’écosystème dont nous ne savons presque rien."
Jusqu’à présent "il était quasiment impossible d’avoir une échelle globale, mais avec les sonars on a pu les observer". On a utilisé le son pour suivre ces écosystèmes et étudier l’abondance et la distribution de ces organismes.
"Si ces espèces diminuent en raison du réchauffement climatique, il y aura moins de carbone séquestré et plus de réchauffement. Un cercle vicieux."
Alejandro Ariza, océanographe à l’Institut français de recherche pour l’exploitation marine
La zone mésopélagique est la couche de haute mer qui descend de 200 à 1 000 mètres. On l’appelle aussi la zone crépusculaire car la lumière peut difficilement pénétrer aussi profond. La photosynthèse ne peut pas s’y produire. Combien d’organismes vivent dans cette couche sombre de la mer profonde ? Les calculs les plus récents parlent d’un à vingt milliards de tonnes par rapport à une estimation d’un milliard pour les couches les plus superficielles. On ne sait pas quelles est la proportion d’espèces de type méduses ou de type calmars.
Le mésopélagique est "presque intact" et se trouve dans les eaux internationales. Cette recherche à laquelle a participé l’Université de Séville résume ainsi la situation de ces profondeurs : "Étudiez la zone crépusculaire avant qu’il ne soit trop tard. Son exploitation et sa dégradation mettent en danger la vie et le climat."
Après observation, les chercheurs ont pu faire le lien entre la distribution de cette faune et le climat actuel et donc faire des projections sur les conséquences qu’auront les changements climatiques. Au rythme actuel, les émissions de gaz à effet de serre provoqueraient un réchauffement climatique qui l’extension des déserts marins (zones improductives) avec de larges pertes au niveau de la faune.
"Ces pertes provoqueront l’insécurité alimentaire dans le monde entier", insiste Ariza. Et, "dans certains pays, cela peut être très grave, selon la part de protéines animales qu’ils obtiennent du poisson". Le déclin des espèces mésopélagiques menace de provoquer un effet domino qui touche aussi le reste des animaux.
De plus, les eaux plus chaudes expulsent ces organismes. Elles éliminent les niches thermiques où ils peuvent vivre. Les changements de température des océans modifient la répartition de la biodiversité marine.
Yeray Santana-Falcón, également océanographe au Centre français de recherches météorologiques précise que "La surface n’est que la pointe de l’iceberg pour des océans soumis à un stress très fort dû aux changements climatiques. Les principaux changements vont se produire dans les zones profondes, au-delà de 50 mètres là où vivent des organismes pélagiques comme les poissons".
D’après les recherches de Santana-Falcón, c’est dans la zone la plus profonde que se produira l’impact le plus important : "Une grande partie des environnements thermiques seront complètement nouveaux, c’est-à-dire que les variations incluront des températures qui jusque là ne s’étaient jamais produites dans ces lieux et à cette profondeur. Dans ces conditions, les organismes devront braver des températures auxquelles ils n’ont jamais été exposés auparavant."
Ce que veut nous dire l’océanographe, c’est qu’une multitude d’espèces vont se retrouver à une croisée des chemins vitale : "Les poissons devront développer des stratégies qui leur permettent de s’adapter à de nouvelles conditions écologiques ou migrer vers des zones plus adaptées, que ce soit en recherchant des eaux plus froides ou plus profondes s’ils peuvent supporter une pression accrue et encore lumière moindre."
Mais les problèmes ne s’arrêtent pas là puisque, s’ils peuvent migrer, "ils ajouteront plus de pression sur les populations locales en entrant en concurrence avec elles pour la nourriture et l’espace disponible. Dans de nombreux cas, cependant, ces migrations ne seront pas possibles".
Stockage de carbone : la plus grande migration animale de la planète
Toutes ces espèces participent non seulement à la chaîne alimentaire des mers, mais elles ont en plus un effet sur les climats : elles sont un réservoir de carbone qui empêche que cet élément soit libéré dans l’atmosphère et aggrave les changements climatiques (le CO2 est gaz à effet de serre dont les molécules contiennent deux atomes d’oxygène et un de carbone). Et elles le font à travers la plus grande migration animale sur la planète Terre.
"Si nous continuons à polluer au rythme actuel, dans certaines régions, ces changements dramatiques se produiront avant la fin de cette décennie."
Yeray Santana-Falcón Centre de Recherches Météorologiques de France
Tous les jours à la tombée de la nuit, ces espèces remontent la colonne d’eau océanique depuis leurs domaines crépusculaires jusqu’à la zone plus proche de la surface. Là, elles mangent dans une frénésie alimentaire des organismes qui ont transformé le carbone atmosphérique en carbone organique.
À l’aube, les mésopélagiques descendent dans les profondeurs, où ils fixent ce carbone ou le séquestrent. Pour Alejandro Ariza "Bien que ce ne soit pas leur fonction, ils contribuent ainsi à atténuer les changements climatiques. Si ces espèces diminuent à cause du réchauffement climatique, il y aura moins de séquestration de carbone et donc plus de réchauffement. Un cycle infernal".
Les deux scientifiques nous avertissent. Pour Santana-Falcón "si nous continuons à polluer au rythme actuel, dans certaines zones, ces changements dramatiques commenceront à se produire avant la fin de cette décennie, et dans la quasi totalité des zones étudiées, avant le milieu du siècle".
Ariza quant à lui prévient que "l’industrie de la pêche prévoit d’augmenter encore la pression et d’exploiter les espèces des profondeurs – quasi intactes – pour obtenir des farines pour le bétail et l’aquaculture. Là nous lançons un appel à faire preuve de beaucoup de prudence."
Article de Raúl Rejón paru dans El Diario le 11 octobre 2022 sous le titre : El calor extra retenido en la Tierra deteriora las profundidades del océano y eso afectará nuestra alimentación
Voir les articles : "La surchauffe des océans menace les oiseaux marins !"
et "Les pics de chaleur extrême dans les océans ont "dépassé le point de non-retour" en 2014"