L’utilisation de fongicides pourrait avoir « très probablement » joué un rôle dans l’apparition d’un champignon mortel résistant aux médicaments.
Samedi dernier, le New York Times publiait un rapport inquiétant sur Candida auris, un agent pathogène fongique résistant aux médicaments et qui s’attaque aux patients dont le système immunitaire est affaibli dans les hôpitaux du monde entier, notamment à New York, dans le New Jersey et en Illinois.
Ce qui a attiré mon attention, c’est le lien possible, comme le faisait remarquer l’article, avec l’usage très répandu des fongicides, ces produits chimiques utilisés par les agriculteurs dans le monde entier pour éliminer les champignons qui peuvent attaquer les cultures. Ces dernières années, les agriculteurs ont de plus en plus recouru à une classe de fongicides appelés triazoles, produits chimiques qui sont les mêmes que ceux utilisés pour combattre les agents pathogènes fongiques chez l’humain. Ils constituent au niveau mondial le groupe de fongicides le plus utilisé. En Europe, plus du quart de tous les fongicides utilisés dans les exploitations agricoles sont des triazoles. Les Centres de contrôle et de prévention des maladies des États-Unis indiquent que, ici, aux États-Unis, leur emploi a connu une forte accroissement depuis le milieu des années 2000 :
C. auris est un organisme mystérieux. Il n’a été découvert qu’en 2009, chez un patient au Japon. La même année, des chercheurs coréens procédèrent à de nouvelles analyses d’échantillons prélevés entre 2004 et 2006 et découvrirent chez 15 patients ce qui se révéla être C. auris. Le champignon montrait déjà sa capacité à résister à des traitements antifongiques qui, comme les fongicides en question, sont basés sur des composés de triazoles.
Les exploitations agricoles tout comme les hôpitaux du monde entier, dépendent dans leur fonctionnement de la même panoplie de produits chimiques pour lutter contre les agents pathogènes fongiques - ceux qui attaquent les cultures, comme ceux qui attaquent les humains. Si cela vous rappelle quelque chose, c’est que les grands éleveurs ont utilisé des antibiotiques pour accélérer la croissance des animaux pendant des décennies - en particulier les antibiotiques dont les médecins ont précisément besoin pour lutter contre les infections bactériennes chez l’humain, contribuant ainsi à la multiplication d’agents pathogènes mortels résistants aux antibiotiques. Ces dernières années, l’inquiétude suscitée par la prolifération de bactéries résistantes a obligé les producteurs de viande d’Europe et des États-Unis à réduire leur recours systématique aux antibiotiques.
On n’a pu jusqu’à maintenant établir aucun lien définitif entre les fongicides agricoles et C. auris, et l’émergence soudaine de cet agent pathogène reste un mystère. Pourtant, des scientifiques en Europe et dans les Centres de contrôle et de prévention des maladies des États-Unis suspectent l’utilisation de fongicides dans les exploitations agricoles d’être un possible facteur déclenchant. Selon le rapport du Times, Tom Chiller qui dirige du Département des maladies mycosiques des Centres de contrôle et de prévention des maladies, « émet l’hypothèse que C. auris aurait pu bénéficier de l’utilisation intensive de fongicides ». L’article du Times développe :
D’après lui, C. auris, un organisme pas particulièrement agressif, existe probablement depuis des milliers d’années, caché dans les anfractuosités de la planète. Mais lorsque les triazoles commencèrent à détruire des champignons plus répandus, une opportunité de faire surface se présenta pour C. auris, organisme capable de résister facilement aux fongicides et maintenant adapté à un monde où les champignons moins résistants sont attaqués.
Dans une interview, Chiller a réaffirmé la possibilité d’un lien. Lorsque des fongicides à base de triazoles tuent les champignons sur de grandes étendues de terres agricoles, « ceux qui vont survivre sont ceux qui sont résistants - et ils vont se développer », a-t-il déclaré à Mother Jones. « Et vous pouvez donc voir comment la sélection a joué pour un Candida relativement rare comme Candida auris ». Il insistait aussi sur le fait que l’origine du pathogène est mal connue. Il ajoutait « J’ai avancé cette hypothèse pour tenter de stimuler l’intérêt afin de comprendre les processus d’émergence de telles espèces ». Chiller a ajouté qu’il n’était au courant d’aucune recherche en cours pour trouver C. auris dans des terres agricoles. Les chercheurs se sont plutôt démenés pour étudier les moyens de le contrôler et de stopper sa progression dans les hôpitaux.
Mahmoud Ghannoum, professeur à l’université de Case Western Reserve et au centre hospitalier universitaire du Centre médical de Cleveland qui étudie les infections fongiques, a déclaré que le ministère de l’Agriculture ou l’Agence de Protection de l’Environnement devraient financer immédiatement des recherches sur C. auris dans des champs traités avec des fongicides à base de triazoles. Si il y est découvert, « il est alors très probable » que l’utilisation de fongicides a contribué au développement de la résistance dans les infections humaines.
Comme le souligne le Times, bien que l’apparition de C. auris résistant reste mystérieuse, il y a un autre agent pathogène fongique mortel, Aspergillus fumigatus, qui se tapit dans les hôpitaux et dont le lien avec l’emploi de fongicides à base de triazoles a été indiscutablement établi. Tout comme C. auris, A. fumigatus provoque des infections sévères résistantes aux médicaments, chez des patients hospitalisés et au système immunitaires affaibli. Heureusement, les cas d’infection sont isolés, car ils ne se transmettent pas d’un patient à l’autre. En 2018, Maryn McKenna a rédigé un excellent article dans Atlantic sur le lien entre les infections provoquées par A. fumigatus et les fongicides. En 2013, le lien entre les infections provoquées par A. fumigatus résistantes aux médicaments et les fongicides à base de triazoles était déjà bien documenté en Europe.
A. fumigatus est un organisme omniprésent dans la nature. Il se trouve à la surface du sol où il se nourrit de la matière organique qu’il décompose. Ses minuscules spores sont dispersées par le vent. D’après les Centres de contrôle et de prévention des maladies des Etats-Unis, « La plupart des gens respirent des spores d’Aspergillus tous les jours sans tomber malade ». Mais les spores peuvent déclencher des infections graves chez les personnes dont le système immunitaire est défaillant et aussi parce que les spores se sont adaptées pour résister aux médicaments antifongiques à base de triazoles. Dans une étude de 2018, une équipe de chercheurs dirigée par Karlyn Beer, scientifique auprès des Centres de contrôle et des maladies, constatait que pour les patients infectés présentant un « état médical à haut risque » - comme les patients qui viennent de subir une chirurgie traumatisante telle qu’une greffe d’organe - « la mortalité dépasse 50% ».
Dans cette même étude, Beer et son équipe démontraient la présence aux États-Unis d’A. Fumigatus résistant aux médicaments et l’associaient directement à l’utilisation de fongicides dans les exploitations agricoles. Ils indiquaient que, à partir de 2011, les Centres de contrôle et des maladies avaient demandé aux laboratoires de microbiologie clinique des États-Unis d’envoyer des souches de A. fumigatus provenant d’échantillons de laboratoire de patients, afin de les analyser pour déterminer leur résistance aux produits antifongiques. Sur les 2 300 échantillons qu’ils reçurent entre 2011 et 2017, quatre portaient un marqueur génétique conférant la résistance à tous les médicaments à base de triazoles. Ils provenaient de patients n’ayant « aucune exposition antérieure connue » à ces produits chimiques. La découverte clé eu lieu en 2017 : les chercheurs des Centres de contrôle et des maladies partirent à la recherche de souches d’A. Fumigatus résistantes dans des champs où les fongicides à base de triazoles avaient été utilisés. Ils trouvèrent une telle souche dans un champ d’arachides dans un état non divulgué du sud-est des États-Unis. Elle présentait le même marqueur génétique que les souches trouvées chez les quatre patients.
Beer et son équipe concluaient que « la conjonction de ces rapports démontre que des souches d’A. Fumigatus résistantes au tritriazole sont apparues aux États-Unis, à la fois chez les patients et dans l’environnement, probablement provoquées par la sélection naturelle du caractère de résistance lors de l’utilisation environnementale du tritriazole [agricole] ». Une fois que les spores d’A. Fumigatus développent une résistance sur les terres agricoles, « on sait qu’elles sont transportées dans l’air sur de longues distances, ce qui expose les patients à un risque d’infection par des souches résistantes, même dans des zones où l’utilisation de fongicides agricoles n’est pas pratiquée ».
D’après les données recueillies auprès de sources gouvernementales états-uniennes par le groupe de suivi des pesticides Hygeia Analytics, 62% de la superficie totale cultivée en cacahuètes aux États-Unis ont été traités avec du tébuconazole, fongicide à base de triazoles, en 2016, et 25% avec du propiconazole. Les deux produits étaient nommément cités dans une étude néerlandaise de 2013 sur cinq fongicides agricoles identifiés comme facteurs de résistance aux infections par A. fumigatus d’origine hospitalière, chez des patients n’ayant jamais été exposés auparavant à ces produits chimiques.
D’après une étude de l’US Geological Survey, l’utilisation du propiconazole, produit fongicide, n’atteignait pas les 225 tonnes en 2004, mais montait en flèche partout dans le pays pour atteindre 900 tonnes en 2016. Ce produit est utilisé pour le soja, le blé, le riz, les fruits, les légumes et les vergers. Voici son étendue géographique :
Que les fongicides aient été reconnus coupables de favoriser la souche résistante d’A. fumigatus ne signifie pas qu’ils favorisent également le Candida auris résistant, sujet de l’article effrayant du Times.
Par contre pour les chercheurs, cette éventualité doit être étudiée de toute urgence. Comme le dit Martin Blaser, directeur du Centre de biotechnologie et de médecine avancées à l’université de Rutgers et expert en agents pathogènes résistants « Lorsque vous utilisez des produits anti-microbiens, que ce soient des antibiotiques, des antifongiques ou des fongicides, vous sélectionnez les organismes résistants. Darwin avait raison : il y a bien une sélection naturelle - ou dans ce cas, une sélection plutôt non naturelle. »
Article de Tom Philpott, paru dans Mother Jones le 11 avril 2019 (lien : https://www.motherjones.com/environment/2019/04/whats-causing-an-outbreak-of-a-mysterious-fungal-infection-americas-farms-offer-a-clue/). Traduction : Christian Berdot