Les mendiants, esclaves du nucléaire au Japon

lundi 19 décembre 2011
par  Yan lou Pec
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Un suplemento de EL MUNDO

Dimanche 8 juin 2003 numéro 399

Enquête / le secret des centrales atomiques

Les mendiants, esclaves du nucléaire au Japon

Les entreprises japonaises recrutent des SDF pour nettoyer les centrales atomiques. Nombre d’entre eux meurent de cancer. CRONICA a parlé avec les protagonistes de ce scandale incroyable. ( Aucun rapport bien sûr, avec le sort des intérimaires du nucléaire français)

DAVID JIMENEZ. Envoyé spécial à Tokyo

Traduction : Amis de la Terre

Il y a toujours des emplois sur l’unité 1 de la centrale de Fukushima pour ceux qui n’ont rien à perdre. Matsushita était en train de dormir, dans un parc de Tokyo, entre les quatre cartons qui lui servent de logement, lorsque deux hommes s’approchèrent pour lui faire une proposition. Il ne fallait aucune compétence particulière, il serait payé deux fois plus que dans son dernier emploi comme manœuvre et serait de retour dans 48 heures. Deux jours après, cet ancien cadre ruiné et 10 autres mendiants furent transportés à la centrale, située à 200 km au nord de la capitale et enregistrés comme « nettoyeurs ».

« Nettoyeurs de quoi ? » demanda l’un d’entre eux, alors que le contremaître leur distribuait des vêtements spéciaux et les amenait dans une immense pièce métallique de forme cylindrique. La température à l’intérieur qui variait entre 30 et 50° et l’humidité obligeaient les ouvriers à sortir toutes les trois minutes, pour respirer. Les appareils de mesure de la radioactivité dépassaient tellement toutes les limites maximales qu’ils pensèrent qu’ils devaient être détraqués. Un à un les ouvriers enlevèrent les masques à gaz qui leur protégeaient le visage. Matsushita, âgé de 53 ans se rappelle : « Le verre des masques était plein de buée et nous ne pouvions plus rien voir. Il fallait terminer le travail à temps, sinon ils ne nous payeraient pas. Un compagnon s’est approché et m’a dit : « Nous sommes dans un réacteur nucléaire ». »

Trois ans après cette visite à la centrale de Fukushima, un panneau jaunâtre écrit en japonais alerte les SDF du parc de Shinjuku à Tokyo de ne pas aller dans les centrales nucléaires. On peut lire : « N’accepte pas le travail, il te tuera ». Mais pour beaucoup d’entre eux, le panneau est apparu trop tard. Le recrutement de mendiants, petits délinquants, émigrants et pauvres pour effectuer les travaux les plus risqués dans les centrales atomiques japonaises a été une pratique habituelle pendant plus de trois décennies et l’est encore aujourd’hui. D’après les recherches de Yukoo Fujiita, docteur en physique de la prestigieuse université japonaise de Keio, entre 700 et 1000 sans-abris sont morts et des milliers ont eu un cancer durant cette période.

Secret total

Les esclaves du nucléaire constituent un des secrets les mieux gardés du Japon. Très peu de gens connaissent cette pratique dans laquelle sont impliquées certaines des entreprises les plus importantes du pays et la mafia redoutée des Yakusa qui se charge de chercher, sélectionner et engager les SDF pour les compagnies électriques. « Les mafias servent d’intermédiaires. Les entreprises payent 30 000 yens (215€) par jour de travail, mais l’ouvrier ne reçoit que 20 000 (142€). Les yakusas empochent la différence », explique Kenji Higuchi, un journaliste qui enquête et rassemble des documents photographiques depuis 30 ans, sur le drame des mendiants au Japon.

Higuchi et le professeur Fujita parcourent chaque semaine les lieux fréquentés par les SDF pour les prévenir des risques qu’ils courent et les pousser à porter leur cas devant la justice. Higuchi avec son appareil photo – c’est lui l’auteur des photos de ce reportage – et Fujita avec l’étude des effets de la radioactivité ont défié le gouvernement japonais, les multinationales de l’énergie et les réseaux de recrutement, avec comme objectif de freiner un abus qui débuta en silence, dans les années 70 et qui a continué jusqu’à rendre les centrales complètement dépendantes de l’embauche de ces indigents pour venir à bout de certaines opérations. « Le Japon est le lieux de la modernité et du soleil levant, mais le monde doit savoir que c’est aussi un enfer pour ces personnes » dit Higuchi.

Le Japon a été le témoin d’une des transformations les plus spectaculaires du XXe siècle, en passant d’un pays en ruine après la seconde guerre mondiale, à la société la plus avancée technologiquement. Le changement a nécessité une demande en électricité telle, qu’elle a transformé le Japon en une des nations les plus dépendantes au monde en énergie nucléaire.

Plus de 70 000 personnes travaillent en continu dans les 17 centrales japonaises et les 52 réacteurs répartis dans tout le pays. Bien que l’industrie nucléaire prenne soin de ses employés pour les postes plus techniques, plus de 80% des personnels sont des employés sans formation, avec des contrats à durée limitée, et provenant des couches de la population les moins favorisées. Les SDF sont réservés pour les tâches les plus risquées, du nettoyage des réacteurs à la décontamination lorsque des fuites se produisent ou aux travaux de réparation, là où aucun ingénieur n’oserait jamais s’approcher.

Nubuyuki Shimahashi fut utilisé pour certaines de ces tâches pendant une huitaine d’année avant de mourir en 1994. Ce jeune homme était issu d’une famille pauvre d’Osaka et avait terminé le lycée. C’est dans la rue qu’on lui offrit un poste dans la centrale de Hamaoka Shizuoka, la seconde par la taille du pays. « Pendant des années, j’ai été aveugle, je ne savais pas où mon fils travaillait. Maintenant, je sais que sa mort fut un assassinat », se lamente sa mère Michico.

Les Shimahashi furent la première famille à gagner devant les tribunaux un grand procès qui a fait porter à la centrale la responsabilité du cancer du sang et des os qui rongea Nubuyuki, le cloua au lit durant deux années et finit par l’emporter dans des souffrances insupportables. Il mourut à 29 ans.

La découverte des premiers cas d’abus de l’industrie nucléaire n’ont pas stoppé pour autant le recrutement des pauvres. Régulièrement, des hommes dont on ne sait pour qui ils travaillent, parcourent les parcs de Tokyo, Yokohama et d’autres villes avec des offres d’emploi, attirant les SDF en leur cachant les risques qu’ils courent. Les centrales ont besoin d’au moins 5 000 ouvriers temporaires par an et le professeur Fujita pense qu’au moins la moitié est constituée de SDF.

Il fut un temps où les mendiants étaient une rareté dans les rues japonaises. Aujourd’hui, il est difficile de ne pas en trouver. Les centrales nucléaires compte sur cette main d’œuvre en surnombre. Le Japon continue de subir un déclin économique qui a envoyé des milliers de salariés à la rue et a remis en question son modèle de miracle économique, ce même miracle qui a hissé le pays parmi les trois pays les plus riches, par habitant, de la planète. Beaucoup de chômeurs ne supportent pas l’humiliation de ne pouvoir nourrir leur famille et font partie de cette armée de 30 000 personnes qui, chaque année se suicident. D’autres deviennent SDF, traînent dans les parcs et perdent tout contact avec un environnement social qui les rejette.

Les « Gitans » du nucléaire

Les mendiants qui acceptent de travailler dans les centrales nucléaires deviennent ceux que l’on appelle communément les Genpatsu Gypsies (les gitans du nucléaire). Le nom évoque la vie de nomade qui les mène de centrale, en centrale à la recherche de travail, jusqu’à ce qu’ils tombent malades et dans les cas les plus graves meurent abandonnés. « L’embauche de pauvres n’est possible qu’avec la connivence du gouvernement » se plaint Kenji Higuchi, lauréat de plusieurs prix pour les Droits Humains.

Les autorités japonaises ont fixé à 50 mSv (milisievert) la quantité de radioactivité qu’une personne peut recevoir en un an, bien plus que les 100mSv pour 5 ans qu’acceptent la majorité des pays. En théorie, les entreprises qui gèrent les centrales nucléaires embauchent les SDF jusqu’à ce qu’ils aient reçu la dose maximale de radiation et les jettent ensuite « pour leur bien et leur santé » à la rue. En réalité, ces manœuvres peuvent être à nouveau embauchés quelques jours ou quelques mois après, sous de faux noms. C’est l’explication du fait que de nombreux employés aient pu être exposés durant presque une décade à des doses de radioactivité des centaines de fois plus élevées que les doses permises.

Nagao Mitsuaki garde encore une photo qui fut prise de lui, sur son poste de travail. On peut le voir portant un vêtement de protection qu’il ne mettait pas toujours, quelques minutes avant de commencer une des opérations de décontamination de l’usine de Tahastuse, où il travailla pendant 5 ans, avant de tomber malade. Aujourd’hui, âgé de 78 ans et après avoir passé les 5 dernières années à essayer de vaincre un cancer des os, la maladie la plus commune chez les Genpatsu Gypsies, Nagao a décidé de poursuivre les entreprises qui géraient la centrale et le gouvernement. Le plus curieux, c’est que ce n’était pas un de ces SDF embauchés, mais l’homme qui les dirigeait comme contremaître. « Ils venaient en pensant que derrière un travail proposé par de grandes entreprises, il ne pouvait rien arriver de mauvais. Mais ces compagnies utilisent leur prestige pour tromper les gens, les recruter pour des travaux très dangereux où ces personnes se sont empoisonnées », se plaint amèrement Nagao dont la moitié du corps est paralysée après avoir été exposé à des doses de radiations supérieures à celles autorisées.

Pendant plus de 30 ans, Kenji Higuchi a interviewé des dizaines de victimes des centrales nucléaires, tout en documentant leur maladie et voyant beaucoup de victimes agoniser, prostrées dans leur lit, avant de mourir. C’est peut-être pour cela, pour avoir vu de près les souffrances des défavorisés, que le photographe devenu enquêteur n’a aucun problème à nommer les multinationales qui engageaient les SDF indirectement. Assis à son bureau à la maison, il prend une feuille de papier et commence à noter : « Panasonic, Hitachi, Toshiba… ».

Hiroshima et Nagasaki

Les compagnies embauchent les SDF par l’intermédiaire d’autres entreprises, dans un système qui les déchargent de la responsabilité de procéder à un suivi des ouvriers, de leur origine ou de leur santé. Ce qui choque le plus, c’est que cela se passe, sans aucune protestation ou presque contre ces abus, au Japon, pays où la société est celle qui connaît le mieux au monde les conséquences de la mauvaise utilisation de l’énergie nucléaire. Le 6 août 1945, les Etats-Unis lancèrent sur Hiroshima, une ville jusque là totalement inconnue, une bombe atomique qui tua au moment de l’impact 50 000 personnes. Dans les 5 années qui suivirent 150 000 autres personnes moururent des conséquences des radiations. L’Histoire se répéta quelques jours plus tard, avec le lancement d’une seconde bombe sur Nagasaki.

En se basant sur les effets de ces déflagrations atomiques et de la radioactivité que reçoivent les SDF nucléaires, une étude révèle que sur 10 000 ouvriers de la rue employés dans les centrales japonaises, le nombre de ceux qui ont « 100% » de risque de mourir d’un cancer, peut aller jusqu’à 17. Le nombre de ceux pour qui « la probabilité est très élevée » de subir le même sort est beaucoup plus important, quant à ceux qui développeront un cancer, leur nombre se compte en centaines. Si l’on tient compte du fait que depuis les années 70, plus de 300 000 ouvriers intérimaires ont été recrutés dans les centrales japonaises, le professeur Fujita et Higashi ne cessent de se poser les mêmes questions : « Combien de victimes seront décédées sur cette période ? Combien ont agonisé sans protester ? Jusqu’à quand sera-t-il permis que l’énergie que consomme la riche société japonaise dépende du sacrifice des pauvres ? »

Le gouvernement et les entreprises se défendent en affirmant que personne n’a été obligé de travailler dans les centrales nucléaires et que tout employé peut partir quand il le désire. Un porte-parole du Ministère du Travail japonais a même osé dire qu’ « il y a des travaux qui exposent les gens aux radiations et qui doivent être fait pour maintenir l’approvisionnement électrique ».

Il ne fait aucun doute que les SDF étaient volontaires pour occuper ces postes. Un jour de travail pour nettoyer des réacteurs nucléaires ou décontaminer une zone où il y a eu une fuite, est payé le double d’une journée dans le bâtiment où, de toute façon, il n’y a presque jamais de place pour eux. La majorité rêve de réintégrer la société, y compris de retourner vers leur famille, grâce à un nouvel emploi. Une fois dans la centrale nucléaire, ils ne tardent pas à se rendre compte que leur destin est d’être rejeté, après quelques jours.

Le témoignage de différentes victimes confirme que normalement, les ouvriers pénètrent dans les zones à risques avec des appareils de mesure de la radioactivité, mais que, habituellement, ceux-ci sont manipulés par les contremaîtres. A d’autres moments, il n’est pas rare que ce soit les SDF eux-mêmes qui, craignant d’être remplacés par d’autres si l’on sait qu’ils ont reçu un dose excessive de radiations, cachent la situation. « Si l’irradiation est élevée, personne n’ouvre la bouche de peur de ne plus pouvoir travailler », reconnaît Saito, un des SDF du parc Ueno de Tokyo, qui admet avoir fait « divers travaux dans des centrales nucléaires ».

Le manque d’entrainement et de préparation pour travailler dans des centrales nucléaires fait que, régulièrement, il se produit des accidents qui auraient pu être évités si les employés avaient reçu les instructions appropriées. « Mais ça ne préoccupe personne. Si on les choisit, c’est parce que personne ne va poser de question sur eux, si un jour ils n’apparaissent pas au travail » dit Higushi. Lorsqu’un travailleur intérimaire tombe malade au service médical de la centrale nucléaire ou dans les hôpitaux voisins, les médecins cachent systématiquement la quantité de radioactivité reçue par le patient et le renvoie à la tâche avec un certificat « d’aptitude ». Les sans-abris les plus désespérés vont travailler le jour dans une centrale et la nuit, dans une autre.

Ces deux dernières années et grâce presque toujours à Fujita et Higuchi, quelques malades ont commencé à exiger des explications. Mais protester n’est pas possible pour tous. Kunio Murai et Ryusuke Umeda, deux esclaves du nucléaire se sont vu obligés de retirer chacun leur plainte en justice, après qu’un groupe de yakusa qui gère les entreprises d’embauche les ait menacé de mort.

Transfusions quotidiennes

Hisashi Ouchi était un des trois ouvriers qui se trouvaient à l’usine de traitement du combustible de la centrale nucléaire de Tokaimura, lorsque se produisit une fuite qui déclencha en 1999 l’alerte au Japon. Il reçut une dose de radiation 17 000 fois supérieure à la dose permise. Il mourut après 83 jours d’hôpital, malgré des transfusions sanguines quotidiennes et des greffes de peau.

Le Ministère du Travail organisa une inspection massive de toutes les usines du pays, mais les responsables des centrales furent avertis 24 heures à l’avance, ce qui permit à beaucoup de dissimuler les irrégularités. Malgré tout, seules 2 des 17 centrales du pays passèrent avec succès le contrôle. Dans les autres centrales, jusqu’à 25 infractions furent constatées : manque de formation des ouvriers, absence de contrôle de l’exposition des employés aux radiations et non respect des contrôles médicaux minimaux. Mais malgré tout, le recrutement de SDF a continué.

La centrale nucléaire de Fukushima où furent amenés Matsushita et une dizaine de SDF a été accusée plusieurs fois d’embaucher systématiquement des ouvriers dans la rue. Yukioo Fujita, le scientifique de l’université de Keio, affirme qu’en 1999, ses responsables recrutèrent un millier de personnes pour remplacer le sarcophage qui enveloppait un des réacteurs. Trois ans après sa propre expérience à Fukushima, Matsushita admet avoir accepté « deux ou trois jobs de plus ». En contrepartie, il a perdu la seule chose qui lui restait : la santé. Il y a quelques mois, il a commencé à perdre les cheveux, puis les nausées commencèrent. Un peu plus tard, une maladie dégénérative fut diagnostiquée : « Ils m’ont dit qu’il fallait que je m’attende à une mort lente ».


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