A propos d’AXA et son action au Vietnam : crevettes et poudre au yeux !
jeudi 22 décembre 2011
La principale cause de destruction de mangroves est l’élevage des crevettes tropicales. Voici la traduction partielle d’un article du Guardian, paru en juin 2003 sous la plume de Felicity Lawrence. Face à l’ampleur des destructions, l’action d’AXA parait bien modeste, surtout pour une compagnie qui a un investissement de plus de 5 milliards d’euros dans le secteur minier en général, secteur connu pour ses conséquences sociales et environnementale désastreuses ...
En 2003, les ventes mondiales de crevettes d’élevage représentaient entre 50 et 60 milliards de dollars et augmentaient à un rythme annuel de 9%.
Une crevette géante qui provoque des dégâts... géants !(Cliquer pour agrandir)
Cet engouement soudain pour les crevettes tropicales n’est pas le résultat d’une pêche naturelle, mais de l’explosion de l’aquaculture intensive dans les pays du sud. Des Institutions Financières Internationales ont soutenu ce commerce, comme étant un moyen de procurer des revenus grâce aux exportations, de fournir de la nourriture pour les affamés et de lutter contre la pauvreté.
Mais dans un rapport paru en 2003, la Fondation pour la Justice Environnementale (EJF) démontrait que pour la majorité des personnes concernées, les conséquences étaient catastrophiques.
Dans les pays industrialisés, les crevettes sont devenus un luxe abordable au quotidien. Mais le vrai prix est payé par les pays en voie de développement qui les produisent et il est énorme : graves dommages environnementaux, maladies, pollution, dettes et spoliation, travail des enfants, violence. Quant aux consommateurs occidentaux, ils mangent un produit qui dépend de l’utilisation de fortes doses d’antibiotiques et d’hormones de croissance.
« La rapide croissance de cette industrie et la destruction des mangroves ont amené notre association à tirer la sonnette d’alarme » dit Steve Trent directeur de l’Environmental Justice Foundation (EJF). « La plupart des crevettes élevées dans des pays en voie de développement sont consommées en Europe, aux Etats-Unis et au Japon. Les consommateurs de ces pays doivent savoir que lorsqu’ils les mangent, ils dégustent un met délicat qui cause famine, souffrance et mort ».
L’exemple du Vietnam est très parlant.
Elevage de crevettes tropicales au Vietnam (Cliquer pour agrandir)
Mr Le Van Dong pratique l’élevage intensif dans la province de Can Gio, près de Ho Chi Min ville. Ses digues sont tendues de filets en plastique, éclairées et possèdent un mirador pour dissuader les attaques. Les bassins qu’il a creusés là où se trouvaient des mangroves, ont un liner bleu et il utilise une rampe pour essayer de retirer les algues – un signe de pollution et de maladies – quand nous arrivons. Ses crevettes sont malades. Il en sort quelques unes pour nous les montrer. Elles sont recroquevillées et difformes, avec des marques noires très significatives le long de la carapace. Il mettra plus d’antibiotiques avec la nourriture demain, nous dit-il. Il a nettoyé le bassin avec des produits chimiques avant de le remplir pour cette production, mais il ne sait pas exactement avec quoi. Mais apparemment, ce n’était pas assez puissant. Si la production est bonne, il gagne beaucoup d’argent, mais c’est délicat et souvent ça ne marche pas.
Au niveau des autorités, le discours est différent. La télévision gouvernementale du Vietnam fait de la publicité pour des crédits bon marché, afin de convertir des terres à l’aquaculture et promet que ceux qui se convertissent à l’élevage des crevettes deviendront instantanément millionnaires. Anesthésiée par des générations de propagande communiste, la population croit généralement ce qu’on lui dit. Des centaines de petits paysans ont hypothéqué leurs terres pour prendre part à cette opération, dans le cadre d’une nouvelle politique de « rénovation » qui permet de vendre ses biens.
D’après les quelques universitaires qui acceptent de parler à des étrangers, on a assisté à un engouement digne de la ruée vers l’or. Le Docteur Tran Triet est un écologue de renom à l’université Ho Chi Min. Pour lui « Seuls les riches gagnent de l’argent, les gros investisseurs étrangers qui viennent ici parce qu’ils ont déjà pollué leurs pays d’origine et parce qu’ils ont besoin de territoires vierges. Les petits paysans n’ont aucune expertise technique et survivent rarement. L’élevage des crevettes entraine des dégâts environnementaux et des bouleversements sociaux qui en font, sous sa forme actuelle, une activité totalement non soutenable. »
La grandes majorité des élevages sont établis dans des zones côtières où les forêts de mangroves poussent. Les mangroves comptent parmi les écosystèmes les plus productifs de la planète et sont l’habitat d’une grande quantité d’espèces marines. Les récifs coralliens et les herbiers marins de la planète - dont dépendent les deux tiers de toutes les prises de poissons – ont besoin des mangroves. Mais les mangroves sont détruites partout dans le monde pour laisser la place à des fermes d’élevage intensif de crevettes. Près de 40% des pertes de mangroves dans le monde sont dûs à l’élevage des crevettes, d’après l’EJF.
Quand les mangroves sont détruites, les pêcheurs locaux constatent que leurs prises s’effondrent. Une fois que les fermes ont confisqué les terres qui étaient jusqu’à là des terres communes, l’accès à la mer leur est souvent interdit.
Au Vietnam, plus de 80% des mangroves d’origine ont été détruits ces 50 dernières années. Bien que les Etats-Uniens aient pratiqué la politique de la terre brûlée en utilisant l’agent orange contre les zones tenues par le Viet Cong pendant la guerre du Vietnam, la principale cause des destructions, depuis 1975, reste l’élevage des crevettes.
Forêt de mangrove du parc de Mui Cà Mau (Cliquer pour agrandir)
Mais les dommages ne s’arrêtent pas là. Les crevettes sont carnivores et leur élevage nécessite des quantités d’aliments riches en protéines qui représentent plus du double du poids des crevettes produites. Il s’ensuit inévitablement un épuisement encore plus important des stocks de poissons dû à la production des farines et huiles de poissons nécessaires pour nourrir les crevettes.
Parmi les autres conséquences qu’entraine l’élevage des crevettes, on compte souvent la salinisation et la pollution de l’eau potable ainsi que des terres agricoles. Les fermes d’élevage rejettent leurs eaux usées dans les canaux, les rivières et les eaux marines proches, et les contaminent avec des pesticides, des antibiotiques et des produits désinfectants.
Le Dr Duong Van Ni est hydrologue à l’université de Cantho où il a étudié les conséquences sociales de l’élevage des crevettes. Son verdict est très sombre : « L’élevage de crevettes sera le dernier choix du Vietnam. En effet, cette activité est si destructrice pour l’environnement et pollue tellement les sols, les arbres et l’eau, que ce sera la dernière forme d’agriculture. Après, on ne pourra plus rien faire ». Pourtant, les bassins qui utilisent des méthodes plus traditionnelles, comme l’utilisation des marées naturelles, le renouvellement de l’eau au lieu du pompage - ce qui évite d’avoir à nourrir les crevettes - sont moins enclin aux maladies. Mais la pression est à l’intensification pour augmenter les rendements.
Dans son étude menée sur l’ouest du Mékong, le Dr Ni constate que près de la moitié des fermes à crevettes avaient perdu tout leur argent, ces quatre dernières années. Parmi celles qui réussirent à gagner de l’argent, 80% étaient étrangères.
En 2001, l’EJF note dans son rapport que 70% des bassins à crevettes financés par la Banque Mondiale dans 7 provinces indonésiennes ont été abandonnés. En Thaïlande plus de 20% des fermes à crevettes situées dans d’anciennes mangroves sont abandonnées après 2 ans. On estime que près de 50% des bassins à crevettes dans toute la Thaïlande ne sont plus utilisés. Une fois que les terres ont subi la salinisation, il est impossible de retourner à la culture du riz. En Thaïlande près de 50% des terres utilisées pour l’élevage des crevettes étaient précédemment utilisés comme rizières. Cela a fait baisser la quantité de nourriture disponible localement.
Mais les exportations de crevettes restent un des piliers de la politique de transition du Vietnam, d’une économie planifiée et centralisée, vers une économie de marché. Alors qu’en 2000, le Vietnam était devenu le 5e exportateur de crevettes d’élevage et les rentrées financières annuelles s’élevaient à 500 millions de dollars, le gouvernement voulait doubler la capacité de production du pays.
Pourtant, les risques sont élevés. Dien était un riziculteur dans la province de Camau dans le delta du Mékong. Lorsqu’il entendit parler de l’argent gagné dans l’élevage des crevettes, il vendit ses propres terres et loua, avec plusieurs de ses frères, une zone côtière à Kien Giang, près de la frontière cambodgienne. Ils défrichèrent les palmiers et la mangrove et installèrent leurs bassins à crevettes. Ils appliquèrent comme les autres éleveurs de crevettes, de la chaux et d’importantes quantités de pesticides et autres produits chimiques sur le sol, afin de le nettoyer avant d’ensemencer les bassins avec des larves achetées aux négociants. Les crevettes tigres (tiger shrimps) ne sont pas originaires de la plupart des pays où elles sont élevées et des larves sauvages doivent être importées.
Il faut nourrir les crevettes à peu près 100 jours pour qu’elles atteignent la taille qui leur donne de la valeur sur les marchés mondiaux. Pour atteindre les meilleurs prix, elles doivent peser suffisamment pour que l’on ait entre 20 et 30 crevettes au kilo. Mais les crevettes de Dien continuent de mourir vers le 60e jour. Il affirme qu’il leur a pourtant donné régulièrement des antibiotiques et des hormones de croissance, mais rien n’y fait. Ce sera sa dernière production et si elle ne marche pas, il sera ruiné. « C’est comme au jeu. Il ne me reste rien, si ce n’est ma femme et mes enfants. Je ne peux plus cultiver de riz. J’ai vendu mon outil de travail. Mon frère a lâché 30 000 larves dans le bassin au début du mois, mais elles sont toutes mortes hier. Nous ne rêvons plus de devenir millionnaires ».
Dans la zone du delta juste au sud d’Ho Chi Min ville, notre guide nous montre le géant thaïlandais des poulets et de la transformation du poisson qui possède avec Tesco une chaîne de supermarchés en Thaïlande. Cette compagnie prévoit de défricher des terres pour la production de crevettes et par rapport à la taille de ses fermes intensives, la plupart des fermes de production locales sont minuscules.
De grandes zones de forêts ont été défrichées, les bulldozers ont préparé le terrain, et des films de plastique ont été posés pour équiper les bassins. Les clôtures et les éclairages de sécurité ont poussé comme des champignons sur les digues.
Elevage intensif de crevettes dans la baie de Phang Nga en Thaïlande (photo lindight.net) (Cliquer pour agrandir)
Le Dr Sansanee Choowaew, experte en écologie de l’université de Mahidol, près de Bangkok, est très inquiète de la situation au Vietnam où nous l’avons rencontrée lors d’un voyage d’étude. Le Vietnam est en train de reproduire les erreurs de l’industrie thaïlandaise. « Nous avons souffert de graves problèmes de pollutions et de conflits entre les éleveurs de crevettes et les riziculteurs. Le gouvernement a limité toute expansion et maintenant les compagnies cherchent à investir à l’étranger dans de nouveaux territoires ».
La Thaïlande doit faire subir des tests pour les résidus d’antibiotique à toutes ses crevettes avant qu’elles ne soient importées dans l’Union européenne. En 2003, la Commission européenne interdit toutes les crevettes en provenance de Chine à cause de l’emploi d’un produit cancérigène, le chloramphénicol et des antibiotiques du groupe des nitrofuranes. Lorsque l’Agence britannique des normes alimentaires commença à tester les crevettes tropicales, elle, détecta des problèmes avec des échantillons de crevettes provenant de Thaïlande, du Vietnam, du Pakistan et d’Indonésie.
Mais les problèmes pour les pays en voie de développement ne s’arrêtent pas là. Comme de plus en plus de terres sont converties en fermes d’élevage, les prix du marché mondial deviennent incertains. Les super-prix qui ont attiré les pays vers cette production dépendent maintenant d’une catastrophe comme un ouragan.
En 2003, le rapport de l’Environmental Justice Foundation concluait pour l’Angleterre (mais il n’y a aucune raison que ce soit différent en France) : « On ne peut donner aucune garantie que la grande majorité des crevettes tropicales en vente dans ce pays soient produites de façon éthique et soutenable ».
Comme pour les forêts tropicales, où notre surconsommation pousse la demande - en soja, huile de palme, viande - et provoque leur destruction, ici aussi, c’est notre surconsommation qui est le moteur de la destruction des mangroves. En fin de compte, si vous voulez vraiment faire quelque chose contre la destruction des mangroves, arrêtez d’acheter des crevettes tigres et autres crevettes d’élevage intensif, provenant des pays du Sud. Quand une baignoire déborde, c’est bien d’éponger, mais on peut essayer aussi de fermer le robinet...